Satisfaire “une certaine partie de la population”
Les chiffres, isolés, ne veulent pas dire grand chose. Prenez le budget annuel de la Justice en France. En progression de 4,6%, le budget de la Justice 2006 atteint 5,9 milliards d’euros. C’est beaucoup d’euros 5,9 milliards. Maintenant, plaçons un autre chiffre à côté de celui-ci. Au premier trimestre 2007 (donc sur trois mois…), Coca-Cola a enregistré un résultat net de 1,262 milliard de dollars. Son chiffre d’affaire sur les trois premiers mois de cette année atteint 6,103 milliards d’euros. C’est en lisant les déclarations de notre nouveau ministre de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale, Brice Hortefeux, que la problématique m’est revenue en mémoire. Les premiers à m’avoir sensibilisé profondément sur ce sujet sont les membres de l’association Pénombres. Tiens, juste pour vous faire sourire avant que le sujet de cet article ne devienne glauque, je vous invite à lire ce papier édifiant publié sur leur site.
Entrons désormais dans la glauquitude. Notre bon ministre a annoncé récemment qu’il souhaitait que les forces de l’ordre procèdent cette année à 125.000 arrestations d’étrangers. Et cela pour aboutir à 25.000 mesures d’éloignement. Oups, traduisons pour ceux qui ne parlent pas encore couramment la Novlangue, il s’agit en fait d’expulsions du territoire. De charters, quoi…
N’étant pas un spécialiste de la question, j’ai immédiatement pensé aux places de prison. Car si l’on procède à 125.000 arrestations concernant des étrangers en situation irrégulière, on peut penser à tort que ce n’est pas pour les relâcher dans la nature. Il y a en France, grosso modo 50.000 places dans nos prisons. Et environ 60.700 prisonniers. Tripatouillant ces chiffres dans ma tête, je me disais qu’il serait difficile de caser 125.000 personnes dans 50.000 places de prison.
Il m’est alors revenu que dans le pays des droits de l’homme, on ne plaçait généralement pas les gens que l’on voulait expulser dans des prisons (ce qui requière une condamnation, et donc, un passage par la case procès). Sauf exception variées pour les personnes arrêtées et jugées pour des vols, des meurtres et autres choses de ce genre (le délit lié au manque de papiers est secondaire dans ces cas). Non. On les place dans des centres de rétention administrative. Une espèce de « machin » qui consiste plus ou moins (et plutôt plus que moins) à priver une personne qui n’a rien fait, de sa liberté. Historiquement, il faut remonter à la période de Vichy pour retrouver ce genre de choses. Ensuite, dans les années 60 les premiers centres de rétention administrative officieux font leur apparition. En 1981, ces machins sont légalisés et le Conseil constitutionnel donne son accord, pourvu que tout cela se passe sous le contrôle d’un juge. Que l’on se comprenne bien, ce n’est pas un juge qui place en détention, il contrôle que tout se passe bien a posteriori. La différence est de taille. En 1981 , une personne retenue ne pouvait l’être que 5 jours. Aujourd’hui, c’est 32 (mis bout à bout).
Des éloignements à 675 millions d’euros
Mais revenons à nos chiffres. Que faire des 150.000 arrêtés ? Je me suis donc tourné vers la Cimade. Selon ses chiffres, en 2005, il y avait 1.012 places en centres de rétention administrative et 30.707 personnes ont été retenues sur l’année pour un objectif de 20.000 expulsions. Selon un porte-parole de la Cimade, une majorité des personnes arrêtées, n’est pas incarcérée. Mais même si l’on prévoit 2.700 places dans les centres à la fin de l’année avec les constructions en cours, il y a peu de chances que notre bon ministre arrive à faire embastiller par les forces de police quelque 125.000 personnes. On est donc en plein effet d’annonce : un gros chiffre pour satisfaire « une certaine partie de la population » comme dit pudiquement la presse. On atteindra peut-être 4.000 placements en détention administrative, ce qui est déjà énorme. Autre chiffre que le ministre se garde bien de communiquer : le coût des « éloignements ». Si l’on en croit la Cour des Comptes, il est extrêmement difficile de trouver des informations précises sur ce sujet. Un petit manque de transparence que le journal Les Echos aurait aidé à effacer en avançant le chiffre de 27.000 euros. Soit, pour 25.000 éloignés la bagatelle de 675 millions d’euros. Rapportez cela au budget de la Justice évoqué en début d’article…
Reste que la détermination d’objectifs chiffrés donnés aux préfets, puis si l’on suit le mouvement de cascade évident, aux policiers, puis aux juges qui « contrôlent » ces détentions, date de 2003, sous le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy. La Cimade, comme la plupart des associations qui travaillent dans ce domaine constatent une très nette détérioration du climat du à la pression exercée par ces objectifs. La Cimade a adressé une intéressante lettre ouverte au Premier ministre et au Ministre l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale. Ces deux représentants de Nicolas Sarkozy avaient organisé une visite dans un centre de rétention. Mais n’avaient pas prévu de rencontrer de membres de la Cimade. Au détour de cette lettre, vous découvrirez que 250 mineurs (certains âgés de quelques semaines) ont subi ce type d’enfermement en 2006. S’ils se retrouvent dans ces centres, aux conditions de détention plutôt bonnes, ils passent généralement avant par la case « garde à vue » dans des locaux de police dont on sait qu’ils ne ressemblent ni à une crèche, ni à une salle de classe…
Tout ça pour satisfaire « une certaine partie de la population »…
Shishan, un chant Tchétchène, Fayrouz et Chambao, grupo humano, ont accompagné musicalement l’écriture de cet article…